Bonjour Carhaix,
Merci pour votre contribution qui permet d’avancer davantage dans la discussion de ce fil et de compléter l’éclairage qu’on peut en donner.
Les évangiles apocryphes contiennent beaucoup de détails légendaires qui invitent à la plus grande prudence, même lorsque ces éléments sont repris par de grands théologiens de l’histoire. Mais, ils sont utiles pour comprendre le contexte et ils fournissent des pistes de réflexion.
Dès les premiers siècles, les anciens ont accordé beaucoup d’attention aux différences entre les généalogies des évangiles de St Matthieu et de St Luc. Mais, contrairement à certaines thèses modernes, les anciens ne mettaient pas en doute la véracité historique et l’exactitude de chacune de ces deux généalogies.
L’hypothèse la plus ancienne est celle que vous rapportez et qui a été reprise par Eusèbe de Césarée (263-339) qui l’attribue à Julius l’Africain (160-240), un écrivain des deuxième et troisième siècles. Cette thèse, reprise, notamment, par St Jean Damascène (676-749) (Lib. 4 de Fide orthodoxa, cap. 15 de Domini genealogia et sanctæ Dei Genetricis),
considère que Joseph est le fils (naturel, biologique, selon la chair) de Jacob (selon St Matthieu) mais aussi le fils (légal) de Héli (selon St Luc). La veuve de Héli (nommée parfois Estha) aurait successivement épousé Héli puis son frère Jacob
selon la loi bien connue dite du lévirat (Dt 25, 5-6) qui voulait qu’un homme (ici : Jacob) épouse la veuve sans enfant de son frère (ici : Héli) pour lui donner une descendance et qui a été évoquée dans les évangiles lors d’une question posée à Jésus qui lui a présenté la situation d’une femme successivement veuve de plusieurs frères (Mt 22, 24 et sv).
Selon Dom Gueranger OSB (1805-1875), il convient de retenir une autre thèse : «
Si Joseph, fils de Jacob selon saint Matthieu, reparaît en saint Luc comme fils d’Héli, c’est qu’épousant Marie, la fille unique de cet Héli, ou Héliachim, qui n’est autre que saint Joachim, il était devenu légalement son fils et son héritier.
Telle est l'interprétation généralement admise de nos jours pour expliquer les deux généalogies du Christ, fils de David ».
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/guera ... 04/042.htm
Il est exact que « Héli » peut être considéré comme une abréviation de Eliakim et que Eliakim (qui signifie Dieu élève) est un synonyme de Joachim (qui signifie Yahvé élève).
Mais, la réflexion reste ouverte.
Cette alternative, selon laquelle Héli c’est Joachim, le père de Marie, paraît fondée que une base juridique fort faible. Autant la loi du lévirat est bien connue dans l’Écriture, autant on peut, par contre, se demander d’où sort cette autre loi qui permettrait de considérer légalement Joseph comme le fils de Héli, parce qu’il en aurait épousé la fille. C’est très incertain. Pourquoi d’ailleurs St Luc aurait-il caché une si simple explication, omis de préciser que Héli était le père de Marie ?
Ces thèses contradictoires de Julius l’Africain ou de dom Gueranger peuvent résulter d’un raisonnement davantage que de sources historiques fiables car il est exact que si Joseph est à la fois, au premier degré, fils de Jacob et fils de Héli, cela paraît les deux seules explications possibles : soit Joseph serait le fils légal de Héli par la loi du lévirat et serait le fils biologique de Jacob ayant exercé son lévirat, soit Joseph serait cumulativement le fils légal et biologique de Jacob mais aussi le fils légal de Héli pour avoir épousé sa fille unique Marie.
Ces explications ont plusieurs défauts.
Elles ne tiennent pas compte du fait que St Matthieu ne dit pas que Joseph est le «
fils » de Jacob (son descendant en ligne masculine) mais seulement que Joseph est «
engendré » par Jacob (son descendant en ligne masculine ou féminine).
Elles ne tiennent pas compte non plus du fait que l’expression «
fils de » (comme Jésus, fils de David que 28 générations séparent) ou l’expression «
engendrer » (comme Joram qui engendre Ozias, son arrière-petit-fils) ne s’appliquent pas qu’au fils au premier degré mais peut s’appliquer à un descendant direct plus éloigné.
Ces réalités ouvrent d’
autres explications possibles dont celle qui me paraît la plus convaincante : en l’absence de précision,
Joseph est a priori le fils biologique et légal de son père Héli (selon la généalogie de St Luc), et, dans ce cas, Joseph, qui est engendré par un père et une mère, ne peut être « engendré par Jacob » (selon la généalogie de St Matthieu) que parce que la mère de Joseph, épouse d’Héli, est une fille de Jacob. Et la généalogie de Joseph engendré par Jacob, ne peut être la généalogie de Jésus, fils de Marie dont Joseph n’est pas le père que parce que cette généalogie est aussi la généalogie de Marie, fille de Joachim, lui-même fils de Jacob. Ce n’est, bien sûr, qu’une thèse, une piste de réflexion dont les arguments détaillés ont été exposés dans les messages précédents.
Les hypothèses contradictoires de Julius l’Africain et de dom Gueranger ne tiennent aucun compte de l’omission manifeste d’une génération dans le compte de la généalogie construite par St Matthieu sur 3 x 14 générations, et privent Jésus-Christ de toute la richesse de la généalogie de St Matthieu qui ne serait que celle, naturelle ou légale, de Joseph dont on sait qu’il n’est pas le père de Jésus.
Pourquoi commencer l’Évangile et insister par une construction (3 x 14 générations avec des omissions volontaires), des détails sur plusieurs ancêtres féminins, et des péchés graves comme ceux de David ou Jékonias que le Christ vient racheter, en annonçant clairement, une histoire, une généalogie, une origine «
de Jésus-Christ », si c’est pour affirmer ensuite directement qu’en réalité cette généalogie ne serait que celle de Joseph qui n’est pas le père de Jésus ?
Cela me semble invraisemblable.
Eusèbe de Césarée a bien mis en évidence qu’il y a deux genres de généalogies : la généalogie légale et publique, exclusivement masculine, qui est celle donnée par St Luc, et la généalogie naturelle. Cette distinction ancienne reste valable pour affirmer que la généalogie de St Matthieu est une généalogie naturelle, selon la chair, comme le pensait Eusèbe.
Voici ce qu’écrit Eusèbe de Césarée (Histoire ecclésiastique, Livre I, Chap. VII La soi-disant divergence dans les évangiles au sujet de la généalogie du Christ) :
«
Les évangélistes Matthieu et Luc nous ont transmis différemment la généalogie du Christ : beaucoup pensent qu'ils se contredisent et chacun des fidèles, dans l'ignorance de la vérité, s'est efforcé de découvrir l'explication de ces passages.
Reproduisons donc pour eux le récit venu jusqu'à nous dans une lettre adressée à Aristide, sur l'accord de la généalogie dans les évangiles, par Africain…
Celui-ci réfute d'abord les opinions des autres comme forcées ou erronées; puis il rapporte en ces termes le récit qu'il a recueilli lui-même : « En Israël, les noms des générations étaient comptés selon la nature ou selon la loi : selon la nature par la succession des filiations charnelles; selon la loi, lorsqu'un homme avait des enfants sous le nom de son frère mort sans progéniture... »…
Ainsi ni l'un ni l'autre des évangiles ne commet d'erreur, en comptant d'après la nature ou d'après la loi. Les générations issues de Salomon et celles issues de Nathan sont mélangées les unes aux autres, par suite des résurrections feintes d'hommes sans enfant, de secondes noces, d'attributions de descendants, de sorte que les mêmes personnages sont justement regardés comme descendant, mais de manières différentes, tantôt de leurs pères putatifs, tantôt de leurs pères réels. Ainsi, les deux récits sont absolument vrais et l'on arrive à Joseph d'une façon compliquée mais exacte.
…
Et, à la fin de la même lettre, Africain ajoute ceci : " Matthan, descendant de Salomon, engendra Jacob. Matthan étant mort, Melchi, descendant de Nathan, engendra de la même femme Héli. Héli et Jacob étaient donc frères utérins. Héli étant mort sans enfant, Jacob lui suscita un descendant et engendra Joseph, son fils selon la nature, le fils d'Héli selon la Loi. Ainsi Joseph était le fils de l'un et de l'autre. " »
http://fdier02140.free.fr/HE.pdf
Mais, le principal argument contre la thèse de Eusèbe est plus profond. Si la généalogie de St Luc est la généalogie légale de Joseph (ce que je pense aussi, conformément à l’avis de Eusèbe de Césarée et de St Jean Damascène), quel intérêt St Matthieu aurait-il pu avoir à présenter, de manière construite et riches de détails, une généalogie naturelle de Joseph comme étant la généalogie de Jésus-Christ alors même qu’il développe longuement que Jésus n’est pas le fils « naturel » de Joseph.
Joseph n’étant pas le père naturel de Jésus, seule leur filiation légale pouvait avoir un intérêt. Par contre, la seule filiation légale par Joseph ne pouvait que susciter un réel intérêt pour la vraie filiation naturelle, selon la chair, de Jésus, fils de Marie.
Le principal argument contre la thèse contraire à celle d'Eusèbe de Césarée, présentée par Don Gueranger est, outre l’incertitude juridique de la règle qui lui permettrait de considérer Jésus comme le fils de son beau-père, le fait que la filiation légale est déterminée par la loi. De ce point de vue juridique, Jésus ne semble pas pouvoir être simultanément «
légalement » le fils de Jacob et le fils de Héli. A priori, on peut cumuler une filiation légale et une filiation naturelle, mais non avoir une alternative dans la détermination légale de la filiation. En outre, surtout, pour quelles raisons la foule, les gens dont parle St Luc, auraient-ils attribué à Jésus et à Joseph une filiation légale par Marie sans rien connaître de la conception du Christ sans père humain ?