Considérations autour du 11 novembre

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Cinci
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Considérations autour du 11 novembre

Message non lu par Cinci » mar. 13 nov. 2018, 14:13

Bonjour,

Je lisais un livre de Pascal Bruckner récemment. Une saine lecture bien entendu. Le titre : La tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental. Oui, le livre est intéressant. Il touche à beaucoup de matières et toujours en lien avec l'actualité ou les grandes tendances de l'heure.

Pour les besoins de la cause, j'aurai retenu certaines réflexions liées au nationalisme (patriotisme, mémoire, etc.)


p. 228

"... nous n'aimons donc plus la guerre et nous laissons à d'autres le soin de la mener, quitte à les critiquer sans relâche quand ils s'égarent dans la carrière des armes. L'Europe souffre, vis-à-vis de son cousin américain, du complexe du débiteur. Elle n'ignore pas, du moins à l'Ouest, que sans le secours des Alliés en 1917 mais surtout en 1944, elle aurait été purement et simplement rayée de la carte ou durablement colonisée par les troupes soviétiques. Il est des générosités qui sont des formes d'affront : le plan Marshall puis le traité de l'Atlantique nord ont alourdi la dette et voilà l'Amérique coupable, jusque dans ses bienfaits qu'elle nous a prodigués. "Je n'ai pas d'ennemis, disait Jules Renard, je n'ai rendu service à personne".

Les citoyens du Vieux Monde croient avoir tout dit en cessant de s'entretuer, en érigeant le "plus jamais la guerre" en dogme intangible. Ce résultat magnifique et riche d'enseignements omet un petit détail : que l'Europe, dépourvue pour l'instant d'outils politiques et militaires crédibles, dépend encore du grand frère yankee pour sa défense.

Étrange inconséquence : nous ne cessons de pester contre ce dernier sans rien faire pour nous affranchir de sa tutelle. Plus nous vitupérons, plus nous nous plaçons sous sa dépendance, tel l'enfant qui se révolte contre ses parents pour ne jamais les quitter. Pourquoi un tel consentement à l'impuissance, pourquoi avoir déposé aux pieds de notre pire allié nos capacités d'action ?

C'est que chez nous le soldat est une figure archaïque, à peine tolérée, sauf s'il est de plomb, destitué par le médecin, l'infirmier, le sauveteur, le diplomate aux ambitions modestes, aux moyens plus doux. Atavisme des démocraties mises en demeure de préférer toujours leur bien-être à la liberté, de se cantonner aux "petites commodités de la vie" (Tocqueville).

Périr pour une patrie, une idéologie, c'est à dire un principe supérieur à mon existence individuelle est devenu inconcevable : le vieux cri des pacifistes allemands au moment de la Guerre froide : "Plutôt rouges que morts" (et qui fait écho à cette déclaration de Jean Giono en 1937 : "Je préfère être un Allemand vivant qu'un Français mort") est désormais la conviction la mieux partagée chez nous.

On aurait tort de décrire cette attitude en simple termes de lâcheté. La guerre induit en effet un déssaisissement du malheur : nous n'avons aucun contrôle sur son déroulement et ses conséquences. Puisque nous avons cessé, contrairement aux Américains, de nous identifier charnellement à une patrie, nous acceptons uniquement les contraintes que nous nous imposons. Même en butte à une agression sévère, une société hédoniste et individualiste, obsédée par la réussite personnelle, répugne naturellement aux sacrifices, quelle que soit la rhétorique martiale dont elle habille ses ambitions.

Nos raisons de vivre excluent toute raison de mourir pour une cause qui dépasse notre personne ou les personnes que nous aimons. Nous n'acceptons de "mettre notre corps en aventure de mort" (P. Contamine) que dans les sports ou les situations extrêmes que nous avons choisis. Et les mêmes qui sont prêts à endurer des calvaires inhumains sur une montagne, à traverser un océan déchaîné sur une coquille de noix, refusent de se risquer pour la survie d'un ensemble plus vaste dont ils ne se sentent que vaguement solidaires. Le sacrifice moderne est un jeu entre le monde et moi d'où la collectivité a été exclue (ou ne subsiste qu'à titre minimal sous forme de famille). Pour être tolérable, la souffrance doit être librement décidée.

L'Europe a peut-être tort de supposer la paix accessible par le seul biais du dialogue et de la bonne volonté."


p. 182 :

"... ce qu'on appelle devoir de mémoire est le plus souvent l'imposition d'une histoire officielle où les rôles sont distribués d'avance, un savoir coagulé qui ressemble à de la propagande, paralyse la recherche, bloque l'investigation. On congèle alors le temps de l'impérialisme dans l'éternité de la rancune.

Comme dans la tragédie grecque, la faute des pères se communique aux fils, interminablement, le salaire du péché est sans fond, les siècles formant une longue saga de représailles et de fléaux sanglants. Le devoir de mémoire n'est brandi par les uns que pour susciter un devoir de pénitence chez les autres. On exalte moins les vertus pédagogiques de la connaissance que les vertus punitives de l'inculpation. Le contraire de la mémoire, ce n'est pas l'oubli c'est l'histoire.

La mémoire chaude est de l'ordre de la fidélité à soi-même, elle commande l'identification à un groupe quand l'histoire, en tant que science critique, est de l'ordre d'une vérité pour tous (Pierre Nora). Elle nous protège du péché d'anachronisme, replace les événements dans une certaine continuité, nous interdit de juger les siècles antérieurs du haut du tribunal du présent. La mémoire intimide, condamne, foudroie; l'histoire désacralise, explique, détaille. L'une divise, l'autre réconcilie. L'histoire élargit le contexte, nous offre une intelligence complexe du passé, nous rend les contemporains de nos plus lointains ancêtres. Elle désenchante la subjectivité des réminiscences, évite "la tyrannie des chroniques officielles" (Claude Liauzu). Il y a quelque chose de très beau dans l'idée des Mille et une nuits selon laquelle ce sont les histoires qui nous protègent de la mort : tant que Shéhérazade parle, son exécution est suspendue. Tant que nous pouvons mettre le monde en récits, même pour narrer nos pires malheurs, nous sommes vivants.

Érigée en instrument politique, la mémoire est toujours guettée par le ressentiment.

[...]

Comme hier dans l'ex-Yougoslavie, quand les nationalistes serbes invoquaient les hécatombes passées pour justifier leurs exactions, on réveille les morts, les torturés, on les jette au visage des vivants et l'on s'écrie : vous n'avez pas le droit de garder la tête froide, demandez pardon ! Face à cette logique, il n'est que des salauds et des purs.

Mais l'histoire est faite autant de souvenirs que d'oublis communs, elle est abolition des dettes de sang contractées par les sociétés humaines entre elles. Si nous devions assumer les querelles de nos prédécesseurs, si tous les peuples devaient remâcher leurs doléances respectives, le monde serait à feu et à sang. C'est pourquoi il y a quelque chose de très profond dans ce mot d'Ernest Renan : "Celui qui doit faire l'histoire doit oublier l'histoire". Il faut abandonner l'idée d'une réparation terme à terme des blessures passées. Quant aux écrasés : c'est la vérité historique qui leur est due, non une volonté de punition insatiable de la part de leurs descendants."


Et enfin à la page 124 :

"... rappelons ce fait très simple : l'Europe a plutôt vaincu ses monstres, l'esclavage a été aboli, le colonialisme abandonné, le fascisme défait, le communisme mis à genoux. Quel continent peut afficher un tel bilan ? En définitive, le préférable l'a emporté sur l'abominable. L'Europe c'est la Shoah plus la destruction du nazisme, c'est le goulag plus la chute du Mur, l'Empire plus la décolonisation, l'esclavage et son abolition, c'est à chaque fois une violence précise non seulement dépassée mais délégitimée. C'est une double avancée de la civilisation et du droit.

Ce délire du rapetissement, en ce qui nous concerne, oublie qu'au bout du compte la liberté a plutôt triomphé de l'oppression, ce pourquoi on vit mieux en Europe que dans beaucoup d'autres continents.

Une nation ne peut s'identifier éternellement à ses tortionnaires, à ses traîtres, ses voyous ou sacraliser ses vaincus, ses fusillés,ses martyrisés. Elle doit d'abord célébrer ses héros, hommes ou femmes, qui, aux moments les plus critiques, ont osé résister, ont permis à un peuple de se redresser, de marcher la tête haute. C'est de leur exemple que nous devrions nous montrer digne.

Pensons à l'injonction d'Hérodote : l'histoire a commencé en Grèce pour que les hauts faits des hommes ne sombrent pas dans l'oubli.

Ces êtres d'exception furent eux-mêmes ambigus, embarqués dans des combats douteux. La tentation est forte de leur faire un procès rétrospectif pour mieux les désacraliser : l'individualisme démocratique, en effet, tout à sa passion de l'égalité, répugne à la grandeur, y voit un résidu fatal d'aristocratie. Il n'a de cesse de rabaisser au niveau moyen les êtres hors du commun. Il aime à répéter le mot fameux de Hegel : "Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre". Mais il oublie la suite de la citation : "s'Il en est ainsi, ce n'est pas parce que celui-là n'est pas un héros mais parce que celui-ci est un valet". Cette rage niveleuse s'étend jusqu'au passé où l'on va, tels des valets psychologiques, poursuivre farouchement les grandes figures pour mieux les jivariser. Seuls les victimes ont droit à notre compassion, notre panthéon n'est composé que d'affligés ou d'écrasés."

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Re: Considérations autour du 11 novembre

Message non lu par Cinci » mer. 14 nov. 2018, 6:41

Encore ...

p. 200 :

"... Valéry précisera avec ironie : "Notre particularité à nous autres Français, c'est de nous croire universels" - mot qui fait écho à celui de Montesquieu : "Je suis homme nécessairement et ne suis français que par hasard."

Cette ambition planétaire fut pourtant toujours tempérée par un réflexe isolationniste, un nationalisme de la contraction. Nous l'avons signalé déjà : au coeur même de l'apothéose coloniale, dans les années 1930, l'attachement à l'Empire reste mitigé, malgré le succès de l'exposition universelle de 1931, et le sentiment populaire demeure imperméable à la propagande des gouvernements. L'Outre-Mer aura plutôt été une affaire d'État ou d'élites, en général de gauche, non d'un engouement civique massif. Les Français furent des impérialistes réticents, ou indifférents.

La vitesse avec laquelle la métropole, au début des années 1960, a fait le deuil de l'Empire, oubliant au passage quelques centaines de milliers de harkis et de pieds-noirs, et s'est tournée vers l'épopée européenne, prouve que l'entreprise coloniale n'était sans doute pas si chère au coeur des Français qu'on le dit.

Ils restent plus que tout affectés par les deux conflits mondiaux. Il est peu de peuples qui résisteraient à l'épreuve d'une invasion réitérée trois fois en moins d'un siècle (1870, 1914-18, 1940-1944) : pas une famille qui n'ait été épargnée, pas une conscience qui n'ait été ébranlée. De Maupassant à Claude Simon, toute notre littérature porte témoignage de cette souillure. Alors que l'Angleterre, en raison de sa géographie, n'a pas connu la corruption morale d'une occupation depuis le XIe siècle, la France ne s'est toujours pas remise de cet épisode et continue à se voir dans le miroir de la défaite et de la collaboration.

Un pays qui va célébrer, aux côtés des Anglais en 2005, la défaite de Trafalgar, y envoie même son plus beau porte-avions mais n'ose commémorer la victoire d'Austerlitz, ne peut que favoriser en chacun une sorte de glorification malsaine du fiasco, le culte du ratage grandiose transformé en triomphe imaginaire.

[...]

Il est vrai qu'on ne vit jamais mieux que dans les pays en déclin quand la vitalité émoussée d'un peuple redouble la douceur des traditions. La France s'est spécialisée depuis Mitterrand - c'est peut-être le plus héritage de la gauche - dans la promotion mondiale du récréatif : Paris Plages, Fêtes de la Musique, Nuit Blanche, etc., autant de versions modernes des pains et des jeux. On va même pour assouvir cette insatiable passion de l'amusement, jusqu'à importer des fêtes étrangères, Halloween ou la Gay Pride, par exemple.

On se souvient que le leader de la Ligue Communiste Révolutionnaire (trotskiste), Olivier Besancenot, proposa très sérieusement en 2003 de fonder un grand parti de la grève : merveilleuse idée qui permettrait à nos enfants d'être grévistes sans avoir jamais travaillé. La France pourrait d'ailleurs créer des instituts de formation aux débrayages et manifestations qu'elle vendrait au monde entier, elle qui sait si bien transformer le mécontentement en divertissement. Notre expertise en ce domaine est incontestable. Ce statut de marchand de loisirs, lié à nos compétences classiques dans le domaine de la haute couture, des parfums et de la restauration, nous assure un avenir certain. Le culte des vacances érigé chez nous en religion nationale, traduit peut-être, au-delà du délassement indispensable, la volonté de se mettre en grande vacance du siècle, de n'avoir avec le monde qu'un rapport de distraction."

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Re: Considérations autour du 11 novembre

Message non lu par PaxetBonum » mer. 14 nov. 2018, 9:44

Merci Cinci pour ce partage.
C'est passionnant et tellement loin du conformisme actuel qui célèbre la paix en occultant ceux qui sont morts pour nous la gagner.
Pax et Bonum !
"Deus meus et Omnia"
"Prêchez l'Évangile en tout temps et utilisez des mots quand cela est nécessaire"

St François d'Assise

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