Bonjour à tous,
Je voudrai revenir sur 2 points. Je vais en traiter de suite, c'est l'intérêt qu'il convient de dénoncer bien qu'il se pare (comme tous les malins) de vertus (épargne, attente, risque, etc).
Un autre jour, je reviendrai sur la notion de dette nationale (ensemble des dettes privées et publique) car depuis environ 1914, nous vivons dans une société où la moitié de la population s'endette pour que l'autre partie puisse produire et consommer. Il faut s'endetter pour obtenir une croissance économique (justifiée par l'augmentation du taux de productivité, l'exploitation du capital et une demande solvable...car si personne n'est solvable, les stocks se formeront. Lisez l'apoloque de Robinson plus bas, cela est clair). Nous verrons ce sujet plus tard.
Pour l'instant parlons de l'Usure ou intérêt.
L'USURE
« Qu'est-ce-que le prêt à intérêt, sinon tuer un homme ». Saint Ambroise
L'intérêt que réclame la monnaie est considéré comme l'une des composantes essentielles de l'équilibre économique. La hauteur des besoins d'investissement actuels ne peut plus supposer que la monnaie épargnée soit retirée du circuit monétaire, et comme jadis thésaurisée dans le bas de laine de nos aïeuls. Il existe, en fait, depuis toujours, plusieurs théories justifiant l'intérêt. Citons en cinq: la théorie de la fructification (l'argent permet d'acheter une terre qui rapporte des fruits), la théorie de la productivité (le capital qui assiste le travail a droit à une rémunération), la théorie du travail (les rentiers sont considérés comme des fonctionnaires de la collectivité), la théorie de l'utilité (la valeur se définit par rapport à la rareté) et la théorie de l'abstinence (la prodigalité, c'est le fruit défendu du paradis terrestre).
L'intérêt est aussi devenu l'instrument, privilégié et sélectif, qui permet aux monnayeurs et changeurs de monnaie d'attirer les capitaux, de favoriser les investissements productifs ou spéculatifs, selon leur bon plaisir; ou a contrario, de freiner la demande de monnaie. La démocratie économique à laquelle nous aspirons ne peut reconnaître l'existence d'un droit unilatéral qui présuppose qu'un bien s'accroît en valeur par l'usage et dans le temps.
Déjà P. J. Proudhon, à la différence de Karl Marx, avait observé que le pouvoir d'abuser des propriétaires s'appuyait sur la monnaie, à la valeur toujours constante au XIX e siècle. En effet, celle-ci porte intérêt alors que les biens et les marchandises subissent naturellement une moins value que seul leur accroissement, donc le travail dont on les affecte, peut contrebalancer.
Comparons, par exemple, l'évolution dans le temps, d'un capital monétaire (KM) à un capital physique (KP), de valeur égale à temps n.
A temps n + 1, le capital monétaire porte x % d'intérêt (x = plus value monétaire) et le capital physique se déprécie de y % (y = moins value monétaire).
Sans intervention du travail, le différentiel capitalistique à n + 1 est alors de x + y à l'avantage du capital monétaire. La moins value du capital physique est venue s'ajouter et renforcer la plus value perçue par le capital monétaire. Pour un pouvoir d'achat initial de même valeur où à temps n : KM = KP, une concentration du capital monétaire s’est formée à temps n + 1, augmenté d'un revenu non gagné. Comparé à KP qui portait à temps n la même valeur que KM ; à temps n +1, KM s’est valorisé de x + y. Le capital monétaire s’est accru de son intérêt et de la dépréciation du capital physique. L’échange est inégal, le droit d’aubaine évident, le marché est faussé et les écarts sociaux s’accroissent.
Il s'en suit que seul le travail accompli sur le capital physique KP peut permettre de lutter contre cette appropriation abusive des valeurs x et y. Nous nous apercevons alors que le capital monétaire croît d'autant plus vite que le capital physique décroît. Or, si les capacités physiques du travail et de la production dépendent du coût de leur financement, de l'intérêt demandé sur les investissements nécessaires à leur mise en oeuvre, le capital physique ne sera pas toujours en mesure d'organiser le travail. L'intérêt, coût du prêt monétaire, fixé unilatéralement par l'offreur, verrouille ainsi la production et condamne le capital physique à se plier à ses désitératas.
Silvio Gesell notait ainsi que lorsque Proudhon eut compris que l'argent fait fonction de verrou, son mot d'ordre fut : « Combattons le privilège dont jouit l'argent, en élevant les marchandises et le travail au rang de numéraire ». Car lorsque deux privilèges s'affrontent, ils s'annulent réciproquement. Conférons aux marchandises le poids de l'argent comptant: les privilèges se balanceront ».
C'est pourquoi là où Marx appela à la paralysie de l'appareil productif, notamment par la grève, pour permettre au prolétariat de conquérir la plus value qui lui échappe; Proudhon appela au développement du travail, à l'accroissement de la production qui, seuls, sont en mesure d'abaisser le coût de l'intérêt et de contrebalancer son pouvoir. En effet, non seulement l'intérêt accroît le coût de financement de la production, et par conséquent, en réduit ses possibilités d'écoulement, mais de plus, il présume du gain tiré de l'usage du prêt, que celui-ci se traduise par une plus ou une moins value.
Silvio Gesell illustra cette inéquité et la substance économiquement inefficace de l'intérêt dans une « robinsonade » introductive à sa « Théorie de l'intérêt et du capital » (opus cité). Nous la reprenons ici.
L'APOLOGUE DE ROBINSON
« Comme chacun sait, Robinson se trouvait seul sur une île. Il tua des porcs, sala les viandes, confectionna des vêtements. Bref, selon ses estimations, il pouvait pourvoir largement à ses besoins pour les trois années à venir.
Tandis qu'il procédait à un dernier calcul, il vit venir à lui un homme.
- Hé, cria l'Etranger, le naufrage de mon bateau me force d'aborder ici. Ne pourrais-tu me prêter des provisions jusqu'au jour où j'aurai défriché un champ et rentré ma première récolte ?
Robinson, à ces mots, pensa à ses réserves, à l'intérêt qu'il en tirerait et à la splendeur de la vie de rentier. Il s'empressa d'accepter.
- Très bien, dit l'Etranger. Mais je te préviens: je ne paie pas d'intérêt, sinon je préfère me nourrir de chasse et de pêche. Ma religion m'interdit tout autant de payer de l'intérêt que d'en exiger.
R- Belle religion, mais qu'est-ce qui te fait croire que je vais accepter ?
E- Ton égoïsme, Robinson, car tu y gagnes, et pas mal.
R- Je ne vois pas l'avantage que j'aurais à te prêter gratuitement mes provisions.
E- Je vais te le montrer. J'ai besoin de vêtements, tu le vois, je suis nu. As-tu des habits en provision ?
R- Cette caisse là est pleine à craquer.
E- Mais ces vêtements, là, enfermés, c'est la nourriture de prédilection des mites.
R- Tu as raison, mais comment faire autrement. Ailleurs, ils craignent les souris et les rats.
E- Comment faire autrement ! Prête moi ces vêtements et je m'engage à t'en faire de nouveaux dès que tu en auras besoin, et ces vêtements seront même, parce que neufs, meilleurs que ceux que tu retirerais plus tard de cette caisse.
R- Oui, Etranger, je veux bien te prêter cette caisse, car je vois qu'il m'est avantageux de te prêter les vêtements même sans intérêt .
E- Montre moi ton froment. J'en ai besoin pour semer et cuire.
R- Je l'ai enterré sur la colline.
E- Tu l'as enfoui pour trois ans ! Et la vermine ? Et les larves ?
R- Je sais. Mais comment les conserver autrement ? Si seulement je connaissais le moyen de défendre mon capital contre les forces de destruction de la nature.
E- Prête moi une partie de tes provisions, je te réglerai cette fourniture avec du froment frais de mes moissons, kilo pour kilo, mais toujours sans intérêt.
R- C'est avec joie et en te remerciant. Et si je t'offrais toute la réserve en stipulant que contre dix sacs tu n'en doives que neuf ?
E- Non, je te remercie. Cela aussi s'appelle de l'usure, à la place du bailleur, c'est le preneur qui serait capitaliste. Mes convictions condamnent l'usure, y compris l'intérêt renversé mais j'ai encore besoin d'autre chose: une charrue, un chariot, des outils. Me prêteras-tu sans intérêt le tout ?
R- J'accepte. Je me réjouis de pouvoir désormais conserver ces biens pour l'avenir, en bon état et sans travail, grâce au prêt.
E- Tu reconnais alors l'avantage que tu trouves à me prêter ces biens sans intérêt ?
R- Je le reconnais. Mais je me demande pourquoi dans mon pays les prêteurs demandent un intérêt.
E- La cause, tu dois la chercher dans l'argent.
R- Quoi, la source de l'intérêt viendrait de l'argent ? Mais écoute ce que dit Marx de l'argent et de l'intérêt: « La force du travail est la source de l'intérêt (plus-value). L'intérêt, qui fait de l'argent un capital, ne peut provenir de l'argent. S'il est vrai que l'argent est un moyen d'échanges, alors il ne fait rien d'autre que payer le prix des marchandises qu'il achète. Si de ce fait il ne change pas, il n'augmente pas de valeur.
Donc, l'intérêt (la plus value) doit provenir des marchandises achetées que l'on revendra plus cher. Ce changement ne peut s'occasionner ni à la vente ni à l'achat: dans ces deux transactions ce sont des équivalents qui sont échangés. Une seule hypothèse reste donc: que le changement se produit par l'usage que l'on fait des biens après l'achat et avant la revente ». (K. .Marx, « Le Capital », Chap.VI).
E- Tu es sur cette île depuis longtemps.
R- Trente ans.
E- Cela se voit. Tu t'en rapporte encore à la théorie de la valeur. Il n'est plus personne pour la défendre aujourd'hui.
R- Quoi ! Tu viendrais dire que la théorie marxiste de l'intérêt est morte. Ce n'est pas vrai, je la défendrai.
E- Très bien. Alors défends toi, mais pas avec des mots mais avec des actes. Tu disposes d'un capital. Moi, je suis nu. Jamais le vrai rapport entre prêteur de capitaux et emprunteur n'est apparu sous un jour plus clair qu'entre nous deux. Maintenant, essaye de me soutirer de l'intérêt.
R- Ah, non merci, les rats, les souris et les larves ont rongé ma force de capitaliste. Mais dis-moi comment expliques-tu la chose ?
E- L'explication est simple. S'il existait sur cette île une organisation économique faisant usage d'argent, et si moi, naufragé, j’avais besoin d'un prêt, je devrais dans ce cas m'adresser à un prêteur d'argent pour acheter ensuite ce que tu viens de me prêter sans intérêt. Mais ce prêteur d'argent ne s'inquiète ni des rats ni des souris ni des larves. Je ne puis l'aborder de la façon dont je me suis adressé à toi. Une perte est la rançon de toute possession de marchandises. Cette perte n'atteint que celui qui doit conserver les marchandises, non celui qui prête l'argent. Le prêteur d'argent ignore, lui, ces soucis. Tu n'as pas refermé ton coffre à habits lorsque j'ai refusé tout paiement d'intérêt, la nature de ton capital t'engageait à poursuivre la discussion. Le capitaliste d'argent, lui, me claque au nez la porte de son coffre-fort, lorsque je lui annonce que je ne paie pas d'intérêt. D'ailleurs, ce n'est pas de l'argent que j'ai besoin mais d'habits, que je devrais payer avec cet argent. Les habits, tu me les vends sans intérêt, l'argent nécessaire, je dois le renter.
R- De la sorte, il faudrait chercher l'origine de l'intérêt dans l'argent, et Marx aurait eu tort?
E- Il se trompait. Il sous estimait l'importance de l'argent, ce grand nerf de l'économie. Dès lors, il n'est pas surprenant qu'il se soit trompé dans d'autres questions fondamentales.
R- Ainsi le banquier peut fermer son coffre au nez de celui qui lui refuse l'intérêt, cette puissance, il la tire de la supériorité de l'argent sur les marchandises. Voilà le noeud.
E- Tout de même, quelle force de suggestion ont les rats, les souris et les larves. Quelques heures d'économie politique nous ont appris plus que des années d'étude dans les grimoires d'économie politique ».
(d'après Silvio Gesell, 5 mai 1920.)
L'USURE ET LES HOMMES
Si l'Eglise admet le principe de la propriété privée, et par voie de conséquence, reconnaît à son détenteur le droit d'épargner et de prêter, droit de la personne humaine qui découle directement du décalogue, on sait qu'elle a condamné le principe de l'intérêt de l'argent, considéré comme un bien fongible, qui se consomme à l'usage. Les Pères de l'Eglise, depuis les temps les plus anciens, ont toujours dénoncé sans équivoque, l'usure rappelait Alain Pilote (Vers Demain 1991) . « Saint Thomas d'Aquin, dans sa « Somme Théologique » (2.2, question 78) résume l'enseignement de l'Eglise sur le prêt à intérêt: « Il est écrit dans le livre de l'Exode (22, 25): « Si tu prêtes de l'argent à quelqu'un de mon peuple, au pauvre qui est avec toi, tu ne seras point à son égard comme un créancier, tu ne l'accableras pas d'intérêts ». Recevoir un intérêt pour l'usage de l'argent prêté est en soi injuste, car c'est faire payer ce qui n'existe pas; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice... c'est en quoi consiste l'usure. Et comme l'on est tenu de restituer les biens acquis injustement, de même l'on est tenu de restituer l'argent reçu à titre d'intérêt ».
En fait, la seule fois dans l'Evangile où il est mentionné que Jésus fit usage de violence, c'est justement pour condamner cet intérêt exigé sur l'argent créé, lorsqu'il chassa les changeurs d'argent du temple avec un fouet, et renversa leur table (tel que rapporté dans Saint Mathieu 21, 12-13, et Saint Marc 11, 15-19). Il existait en ce temps là une loi qui stipulait que la dîme ou taxe au temple de Jésuralem devait être payée par une pièce de monnaie spéciale, appelée « demi-shekel du sanctuaire », dont les changeurs d'argent s'étaient justement arrangés pour obtenir le monopole. Il y avait plusieurs sortes de pièces en ce temps là, mais les gens devaient obtenir cette pièce spécifique pour payer leur dime.
De plus, les colombes et les animaux, que les gens devaient acheter pour offrir en sacrifice, ne pouvaient être achetés autrement que par cette monnaie, que les changeurs d'argent échangeaient aux pèlerins, mais moyennant de deux à trois fois sa valeur réelle en temps normal. Jésus renversa leur table et leur dit: « Ma maison est une maison de prière, et vous en avez fait une maison de voleurs ».
F.R. Burch, dans son livre « Money and its true function », commente ainsi ce texte de l'Evangile: « Tant que le Christ limitait son enseignement au domaine de la moralité et de la droiture, il n'était pas dérangé, ce ne fut que lorsqu'il s'attaqua au système économique établi, chassa les profiteurs et renversa les tables des changeurs de monnaie qu'il fut condamné. Le jour suivant, il était questionné, trahi le second, jugé le troisième et crucifié le quatrième jour ».
En 1311, au Concile de Vienne, le Pape Clément V déclarait nulle et vaine toute la législation civile en faveur de l'usure, en soulignant que « si quelqu'un tombe dans cette erreur d'oser audacieusement affirmer que ce n'est pas un péché que de faire l'usure, nous décrétons qu'il sera puni comme hérétique et nous ordonnons à tous les ordinaires et inquisiteurs de procéder vigoureusement contre tous ceux qui seront soupçonnés de cette hérésie ».
Le 1er novembre 1745, le pape Benoît XIV publiait l'encyclique « Vix Pervenit », adressée aux évêques italiens, au sujet des contrats, où l'usure, ou prêt à intérêt, est clairement condamnée. Le 29 juillet 1836, le pape Grégoire XVI étendait cette encyclique à l'Eglise universelle. Il y écrivait : « L'espèce de pêché qu'on appelle usure, et qui réside dans le contrat de prêt, consiste en ce qu'une personne, s'autorisant du prêt même, qui par sa nature demande qu'on rende seulement autant qu'on a reçu et soutient conséquemment qu'il lui est dû, en plus du capital, quelque profit, en considération du prêt même. C'est pour cette raison que tout profit de cette sorte qui excède le capital est illicite et usuraire.
Et certes, pour ne pas encourir cette note infamante, il ne servirait à rien de dire que ce profit n'est pas excessif, mais modéré; qu'il n'est pas grand, mais petit... En effet, la loi du prêt a nécessairement pour objet l'égalité entre ce qui a été donné et ce qui a été rendu... Par conséquent, si une personne quelconque reçoit plus qu'elle n'a donné, elle sera tenue à restituer pour satisfaire au devoir que lui impose la justice dite commutative... ».
Cependant, au fil des siècles, l'approche de l'Eglise fut plus nuancée, et connut plusieurs variations. Si, dans son langage, elle désigna pendant longtemps par le mot « usure » le prélèvement d'un intérêt pour un prêt d'argent, elle semble aujourd'hui distinguer l'intérêt de l'usure selon la fonction de production ou de consommation que l'on attribue au prêt. « Depuis plus d'un siècle », écrit Pierre Haubtmann , « l'Eglise distingue entre intérêt normal de l'argent et usure. Plusieurs explications ont été proposées de cette variation, et l'accord est loin d'être réalisé entre les théologiens. Voir le Père Villain, « l'enseignement social de l'Eglise, Spes, 1953, T.I., pp. 102 à 135, où on trouvera un excellent exposé de la question, et des solutions diverses proposées par les théologiens ».
Monseigneur Pierre Haubtmann se ralliait à l'opinion du Père Villain qui estimait « que la doctrine classique de la non légitimité de l'intérêt reposait sur le fait, alors exact, que la possession actuelle de l'argent n'avait aucune valeur économique particulière. Or, aujourd'hui, il n'en est plus de même: « le rôle de l'argent est profondément modifié ».
Selon St. Alphonse de Liquori, dans son résumé de la Théologie morale, Tome VI de ses oeuvres, le prêt consiste à donner une chose qui se consomme par l'usage, à la charge d'en restituer une autre de même qualité, dans un temps déterminé, et l'usure consiste dans un profit estimable à prix d'argent, que l'on tire du prêt, pour l'usage de la chose prêtée. Elle est défendue par le droit naturel aussi bien que par le droit positif, puisque dans les autres choses l'usage est distinct de la propriété, tandis que dans les choses consomptibles par l'usage, l'usage ne peut pas être distingué de la propriété, puisque l'usage que l'on fait de la chose fait qu'on cesse de l'avoir; il suit de là que dans le prêt la propriété des objets est nécessairement transférée à celui qui les reçoit, et, si celui qui les a fournis en exige quelque intérêt, il l'exige d'objets qui ne lui appartiennent plus et qui sont improductifs par leur nature, comme de l'argent, du blé, etc .
Dans ses Décrétales, sous le pape Grégoire IX (1227-1241), l'Eglise consacra à l'usure un livre entier, et la condamna sans réserve. Cependant, au seizième siècle commença à prévaloir, autorisé par la loi civile et la coutume, l'usage d'accepter un intérêt modéré pour l'argent prêté. Le 1er novembre 1745, le pape Benoît XIV, dans son encyclique Vix pervenit, se proposa de formuler « sur l'usure, une doctrine certaine » sans vouloir rien décerner au sujet de ces autres contrats « où les théologiens et les canonistes se partagent en des avis différents ».
Pourtant, en ce qui concerne le processus de comptabilisation des intérêts dans le temps, le R.P. Spicq rappela que « le temps n'est pas vénal », ce qui revenait à condamner les intérêts composés. Au demeurant, déjà Saint Thomas refusait à voir dans la perte du temps la source d'un droit à intérêt, car, pour lui, le temps n'appartenait pas au prêteur et ne pouvait se vendre. Il n'est d'ailleurs qu'une condition nécessaire à toute entreprise. Aussi, alors que les théories plus modernes de l'intérêt définissent l'intérêt comme le prix du temps, les scolastiques ne pouvaient admettre que la durée ait une influence économique pouvant fonder une différence de prix. « Dans la morale thomiste, les prix varient dans, et même d'après, le temps et l'espace sans que ce double élément soit la cause déterminante de cette variation ».
Il reste cependant, selon le Père Thomas Pèques (Du péché de l'usure dans les prêts)., que « le prêt sous sa première forme ou le prêt-assistance qui n'est, comme tel, qu'un des modes de subvenir à la nécessité d'autrui, devrait garder, dans la vie ordinaire des hommes, une plus grande place. Nous devons expliquer ici les règles données plus haut au sujet de l'aumône et au sujet du droit d'usage tel que nous l'a expliqué saint Thomas dans la question de la propriété. Ceux qui ayant plus que le nécessaire ne savent point subvenir à la nécessité des petits, en leur prêtant gratuitement et sans autre charge que de rendre l'argent prêté quand ils pourront vraiment le rendre, mais se montrent en toute circonstance d'une absolue rigueur dans l'exigence de l'intérêt, s'agirait-il même du simple intérêt ordinaire ou légal, n'échapperont point, devant Dieu, à la responsabilité du péché de l'usure. Et l'on peut bien dire qu'une des grandes causes du malaise social aujourd'hui est dans la méconnaissance ou l'oubli de ce devoir sacré »
Selon le Père, dans ses commentaires, la doctrine de Benoît XIV peut se résumer en ces trois points:
«1er - Tout gain, si minime soit-il, voulu pour le prêt en tant que tel, est absolument illicite, et oblige à la restitution.
2 e - Mais l'usage d'exiger quelque chose en plus de l'argent fourni peut être légitimé, s'il se trouve quelque chose ajouté à la raison du prêt, ou si le mode de livrer son argent est lui-même distinct du prêt proprement dit.
3 e - Toutefois, il est des cas où l'homme est tenu de prêter son argent purement et simplement, sans rien exiger au delà de ce qu'il a prêté » (P. Thomas Pègres, Commentaire de la Somme théologique T.XI.).
En fait, pour Saint Thomas, comme pour Aristote et les Pères de l'Eglise, souligne le R.P. Spicq (Renseignements techniques accompagnant la traduction de la Somme théologique, « La justice »)., « le travail est le titre lucratif essentiel ». C'est « une fausse conception (de penser) que l'argent doit rapporter quelque soit son placement, qu'il est de soi lucratif; c'est ce qu’appelle sa rentabilité, sa vertu propre de productivité. A quoi il faut opposer le principe aristotélicien toujours vrai: « l'argent ne fait pas de petits, de soi il est improductif (...). L'argent n'a pas d'autre utilité réelle que de constituer un intermédiaire des échanges; son usage est d'être dépensé. En ce sens, l'argent est stérile, il n'est pas par lui-même productif, il ne fait pas des « petits » comme un champ ou un troupeau (...). Il y aura usure au sens large du terme dès lors que l'on tirera profit d'une chose improductive, sans y avoir mis aucun travail, aucun frais, aucun risque; ou encore lorsqu'on s'enrichira d'une façon disproportionnée en regard du travail et de la responsabilité engagée »
Il semble bien, néanmoins, que l'actualisation par le Saint Siège de la doctrine traditionnelle sur l'usure n'ait pas été faite jusqu'ici. Et elle ne le sera pas tant que les discussions entre théologiens n'auront pas été assez profondes et précises pour bien déterminer la ligne de séparation, exposée par Benoît XIV dans Vix Pervenit, entre « le profit tiré de l'argent à bon droit et qui peut donc être conservé aussi bien du point de vue de la loi que de celui de la conscience; et cet autre profit, tiré de l'argent de façon illégitime et qui, selon la loi et selon la conscience, doit être considéré comme à restituer »
L'histoire de l'usure, nous le savons, est vieille comme le monde. Nous trouvons dans l'Ancien Testament des règlements sur l'abolition de l'intérêt de telle manière que tous les sept ans il puisse y avoir ce que l'on appelait une « année de jubilé », c'est-à-dire d'abolition annoncée par trompettes pendant laquelle toutes les dettes des citoyens étaient effacées. En 594 avant Jésus-Christ, Solon abolit, à l'aide d'une loi, la servitude des dettes, puis dans la Rome antique, la loi de 332 avant Jésus-Christ interdit à tous les citoyens romains toute prise d'intérêt. En 443, le Pape Léon I e le Grand promulgua une interdiction totale d'exiger des intérêts. De son côté, la législation civile adhéra peu à peu aux conceptions canoniques. Selon Gottfried Feder, la peine de mort pour prise d'intérêt était notifiée dans la réglementation des Etats Allemands de 1500, 1530 et 1577. Malgré ces interdits, souvent subordonnés aux différentes conjonctures politiques que les Etats traversèrent, l'intérêt se perpétua à travers les siècles.
C'est en remontant les siècles que Silvio Gesell s'aperçut, grâce au travaux de Gustav Billeter dans son « Histoire du taux d'intérêt dans l'antiquité gréco-romaine jusqu'à Justinien » que l'intérêt, ne fût-ce qu'un moment, un jour par an, un an par siècle, en l'espace de deux millénaires, ne baissa jamais jusqu'à zéro. Gesell calculait, bien sur, l'intérêt réel sur des périodes de stabilité monétaire. Avec les périodes de dépréciation monétaire traversées depuis la première guerre mondiale, on sait que l'intérêt peut être inférieur à zéro et négatif si le taux d'inflation, durant le même terme, excède sa valeur réelle. Il est, là aussi, usuraire, puisqu'inversement, c'est l'emprunteur qui jouit d'un revenu non gagné.
Quoiqu'il en soit, il ressort de ses travaux que le taux historique de l'intérêt serait de l'ordre de 3 à 4 %, comme ce fut le cas du temps de Sylla (82-79 avant J-C) jusqu'à Justinien (527-565) dans l'antiquité, soit sur une période de 650 ans. Adam Smith notait, par ailleurs, dans ses « Recherches sur la nature de la richesse des nations », (1776) que sous le règne de la reine Anne (1703-1714), en Angleterre, l'Etat empruntait à 3 % et que le taux de 5 % semblait être au dessus du taux du marché. Cependant, en 1546, la limite légale du taux d'intérêt était de 10 %.
LA « RIBA » ISLAMIQUE
La civilisation islamique condamna également l'intérêt. La principale règle coranique dans le domaine économique dispose que Dieu a rendu licite l'achat et la vente, le commerce, et illicite l'intérêt ou usure, ou « riba » (du verbe arabe rabâ: accroître et augmenter) .
Selon J. Schacht, dans son Encyclopédie de l'Islam, l'usure est « d'une façon générale, tout avantage précaire illégitime sans équivalent du service rendu ». Déjà, le prophète Mahomed condamnait l'intérêt à faible taux tout comme celui à taux élevé. Cependant, M. Arkour note dans « Islam, Religion et Société » que « l'enseignement religieux chrétien comme celui du Coran interdit l'usure et condamne l'enrichissement continu, égoïste et personnel, ainsi que la concentration des richesses dans les mains de quelques-uns aux dépens de larges couches de la population ».
Le problème posé par l'usure ou « riba » a soulevé de nombreuses controverses au fil des siècles, et plus encore ces dernières décennies qui ont littéralement vu exploser les flux financiers entre les pays islamiques et non islamiques. En droit musulman, il convenait de déterminer ce qui est « halal » (ou licite) et ce qui est « haram » (ou illicite), chose d'autant moins aisée que l'emploi des capitaux épargnés ou prêtés n'est plus maîtrisé, dans l'internationalisation des flux financiers par les épargnants.
De nombreuses « Fatwa », ou règles de loi coranique, sont venues, au XX e siècle, enrichir la jurisprudence islamique sur ce sujet. Aujourd'hui le gain que retire l'argent est légal (halal) lorsqu'il ne lèse aucune des parties contractantes. Il peut être alors qualifié d'encouragement à l'épargne et à la coopération et accepté par la « Shari’a ».
A contrario, est illégal (haram) le gain demandé à l'argent alors que le débiteur ne réalise pas ou ne peut réaliser suffisamment de bénéfice pour le dégager. La majoration de la dette après l'échéance, et la multiplication des intérêts qui renouvelle sans cesse la dette sera également « haram ». En tout état de cause, le gain que procure un capital épargné ne peut être fonction de la durée de cette épargne ni même être déterminé à l'avance, il ne peut être que le résultat d'une association dans un commerce, dont le bénéfice effectif ne peut être connu qu'au terme de son activité. Dès lors, exiger un intérêt, quelqu'il soit, d'un prêt consenti à un tiers, commerçant, industriel ou particulier, sans participer aux risques et aux pertes éventuels de celui-ci sera prohibé. Par contre, prêter le même capital en participant aux gains et aux pertes éventuels de l'emprunteur sera licite, puisqu'il s'agit d'une association où le risque est bilatéral, et par conséquent partagé.
Cependant, afin de respecter les règles coraniques, les autorités musulmanes invitent les fidèles qui déposent des capitaux dans des entreprises bancaires non musulmanes à retirer les intérêts en les donnant aux musulmans pauvres conformément à une « fatwa » répondant à la révélation du Coran : « Tout ce que vous donnerez à usure pour augmenter vos biens ne vous produira rien auprès de Dieu. Mais tout ce que vous donnerez en aumône pour obtenir les regards bienveillants de Dieu vous sera porté au double ». Certains pays musulmans s’attachent à respecter le principe de l'association aux profits et pertes dans le maniement de l'argent, et dans l'union du capital et du travail. Cette association est appelée « Mudarãba » ou société de spéculation islamique (expression qu'il ne convient pas ici de prendre dans le sens péjoratif qui nous est connu, mais dans son sens etymologique d’observer et de compter sur.
Dans la Shari’a, la Mudarãba est définie comme un contrat associant le capital de l'un au commerce exercé par l'autre. C'est une forme de coopération qui unit les deux facteurs de la production, le capital et le travail.
La société de « spéculation islamique » autorise l'investissement des capitaux dans des projets utiles à la nation et estime que le capital ne représente qu'un dépôt entre les mains de l'ouvrier. Enfin, elle exige que les bénéfices ne soient pas fixés d'avance en volume ou en priorité, mais selon des quote-parts du profit indivis. Cette spéculation peut aboutir soit à des gains, soit à des pertes, sans que rien ne soit garanti à l'avance. La notion de risque est ici mutualisée La principale différence entre la spéculation islamique sur laquelle la Banque Islamique est fondée et le prêt à intérêt, moteur de notre système financier, réside dans le fait que notre système bancaire détermine a priori l'intérêt, qu'il soit prêteur ou emprunteur; alors que la spéculation islamique (qui observe) ne le détermine qu'en fin de période, a posteriori.
Par exemple: « en ce qui concerne les déposants de fond à la banque, à qui on annoncerait préalablement qu'à la fin de l'année ils percevront, disons 3 % que la banque ait réalisé ou non un bénéfice suffisant pour remplir cette promesse, cela l'Islam l'interdit; par contre, si la banque dit à la fin de l'année: nous avons réalisé des bénéfices; après déductions des réserves contre les éventualités, nous sommes en mesure de vous payer disons les mêmes 3 %, à titre de participation proportionnelle aux gains, l'Islam l'admet volontiers ».
La spéculation islamique peut donc s'analyser, quant au fond, comme un contrat associant les spéculateurs, l'épargnant qui apporte le capital et l'ouvrier qui emploie celui-ci, aux profits et pertes résultant de l'opération.
LE DIVIDENDE PARTICIPATIF
La société de spéculation islamique distingue donc l'intérêt qui reste toujours condamnable de la participation aux gains ou pertes d'une affaire. La participation aux profits et pertes d’une entreprise procure un dividende participatif qui peut être positif ou négatif, prélevé sur le bénéfice ou la perte de l’exercice, en fonction d’un pourcentage mutuellement établi au préalable.
Cette distinction entre l'intérêt et le dividende fut également celle de Louis Even. Il expliquait ainsi : « Si mon voisin me prête 5000 $ que je consacre à l'achat d'une ferme, ou d'animaux, ou d'arbres ou de machines avec lesquels je produirai d'autres choses, ce prêt a été un placement qui m'a permis de produire d'autres choses. Je crois qu'il serait convenable pour moi de lui marquer ma reconnaissance en lui passant une petite partie des produits que j'obtiens grâce au capital producteur que j'ai ainsi pu me procurer...
C'est mon travail qui a rendu son capital profitable. Mais ce capital lui-même représente du travail accumulé. Nous sommes donc deux, dont les activités, passées pour lui, présentes pour moi, font surgir de la production. Nous pouvons donc nous diviser les fruits de cette collaboration. La production due au capital est à déterminer, par entente et équité. Ce que mon prêteur va retirer dans ce cas est, à proprement parler, un dividende (nous avons divisé les fruits) ». Nous constatons, qu’à l’inverse de l’intérêt, avec le dividende participatif, les profits sont divisés, après entente, et avec équité par l'association et la coopération. Ces profits de la coopération ne sont pas fixés d'avance en volume, mais selon le principe des quote-parts. Ceux-ci ne sont plus déterminés unilatéralement mais par contrat mutuel.
L'intérêt que demande un banquier sur le prêt qu’il accorde ou l'obligation sont de nature différente. C’est une réclamation faite par l'argent, en fonction du temps seulement, et indépendamment des profits et pertes que peut enregistrer le capital.
Si nous plaçons 5000 F dans des Bons du Trésor, obligations d’Etat. S'il s'agit d'obligations à 10 %, nous toucherons 500 F tous les ans, même si le capital ne génère aucun profit. C'est cela l'intérêt. « Nous ne voyons rien qui justifie cette réclamation », écrit Louis Even, « sauf l'habitude reçue. Elle ne repose sur aucun principe. Donc, dividende, oui, parce que subordonné à une croissance de la production. Intérêt, non, car dissocié des réalités, et basé sur la fausse idée d'une gestation naturelle et périodique de l'argent ».
C'est naturellement la condamnation sans équivoque de la multiplication des intérêts qui aboutit à perpétuer la dette qui est formulée ici. Comme cet intérêt est la base même de notre système financier usurocratique, il n'y a pas lieu de s'étonner outre mesure de voir s'accroître démesurement le capital financier alors que le capital productif stagne.
C’est pourquoi Even conclua comme les jurisconsultes musulmans, en écrivant que « le petit intérêt que le banquier inscrit au crédit du déposant de temps en temps, même à taux fixe, est en réalité un dividende, une partie des revenus que le banquier, avec le concours d'emprunteurs, a obtenu d'activités productrices ». Mais si ce dividende est le résultat de la division des gains de la collaboration du capital et du travail, il implique que le prêteur a également une part de responsabilité à préserver et à respecter dans l'emploi qui est fait de son capital. En ce sens, Even émettait le voeu de voir l'organisation économique future permettre à l'apporteur de capitaux d'être parfaitement responsable de l'usage qui est fait de son épargne. « Il serait d'ailleurs bien préférable que le bailleur de fonds et l'entrepreneur fussent moins dissociés. L'industrie moins grosse d'autrefois était beaucoup plus saine: le financier et l'entrepreneur étaient la même personne. Le marchand du coin est encore dans le même cas. Pas de magasin à chaînes. La coopérative, l'association de personnes, gardent la relation entre l'usage de l'argent et son propriétaire, et ont l'avantage de permettre des entreprises qui dépassent les ressources d'une seule personne.
Dans le cas des compagnies qui émettent des actions sur le marché, l'argent vient sans son propriétaire. C'est un mal généralisé. Nous avons déjà expliqué en octobre 1942 comment on pourrait graduellement y remédier, en introduisant la propriété corporative de la grande industrie. Les membres de l'industrie en deviendraient graduellement les propriétaires, sans nuire aux intérêts acquis. Mais cela demanderait d'abord un système créditiste ».
Il deviendrait alors possible d'assainir le marché financier en responsabilisant dans l'association coopérative l'apporteur de capitaux, épargnant, à l'agent économique, emprunteur. La valeur estimée de la participation serait alors déterminée par contrat mutuel en quotité, et non pas en volume, et exigée en fonction des profits et pertes dégagés par l'opération, de façon à ne léser aucune des parties contractantes
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